Pour ce premier numéro de l’année 2022, Présence ne va pas vous endormir avec de belles histoires et des happy-ends en fanfare, mais éveillera peut-être votre curiosité sur ces oeuvres littéraires qui ont marqué l’enfance et le passage à l’âge adulte…
Il était une fois l’inceste, le cannibalisme, le désir, la trahison…
Si cela ne vous évoque en rien les contes de votre enfance, c’est normal. Car au fil des siècles et des multiples adaptations littéraires et cinématographiques, la perception des messages contenus dans les contes d’origines a évolué.
Résultat : de nos jours, nous ignorons beaucoup de choses sur ces oeuvres.
Aux origines
Les contes classiques remontent à une époque très lointaine où ils se transmettaient à l’oral lors de veillées. Ils avaient pour but de mettre en garde les enfants contre les dangers de la vie. Mais ils n’étaient pas seulement destinés aux enfants, et certains d’entre eux étaient même carrément pour adultes.
Image: Chaperon Rouge rencontre le vieux père loup. Les contes de Perrault, Charles Perrault, édition illustrée par Gustave Doré (1862)
Au XVIIe siècle, Charles Perrault commença à les mettre par écrit et en modifia plusieurs passages. Il fut suivi par les Frères Grimm et d’autres de plus en plus nombreux. Sans oublier, bien sûr, Walt Disney qui les adapta à l’écran.
À quoi servent les contes?
Sous leurs airs parfois anodins, les contes parlent aux enfants de leurs conflits inconscients. En utilisant des images symboliques, ces histoires traduisent les problèmes auxquels nous sommes confronté·es dès l’enfance, et qui touchent à la fois aux relations dans la famille (rivalité fraternelle, inceste…) et aux problèmes personnels (renoncement aux dépendances de l’enfance, affirmation de la personnalité, prise de conscience de ses propres valeurs, dépassement du conflit oedipien…).
Bien loin de l’esprit d’une simple littérature enfantine, ces contes, en mettant en scène des fantasmes, apportent, à leur manière, des solutions à ces problèmes. C’est parce qu’ils ont adressé des messages non seulement à notre conscient, mais aussi à notre inconscient, que Blanche-Neige, les trois petits cochons et le petit Poucet nous ont aidés à intégrer la signification du bien et du mal, à stimuler notre imagination, à développer notre intelligence, et surtout, à y voir plus clair dans nos émotions.
Sources:
intemporailes.com
psychologies.com - "Ce que les contes nous racontent", Erik Pigani, 18.01.2019.
Le saviez-vous?
10 infos sur les contes classiques
1) Dans le conte de Perrault, Blanche-Neige n’a que 7 ans et sa belle-mère demande au chasseur de rapporter ses poumons et son foie pour les dévorer.
2) La Belle au bois dormant n’est pas embrassée dans son sommeil, mais violée par son prince. Neuf mois plus tard, elle donnera naissance à des jumeaux… que la mère du prince (une ogresse) tentera de manger!
3) Pour faire entrer leurs grands pieds dans la pantoufle de vair, les belles-soeurs de Cendrillon se mutilent les pieds au couteau. L’une se coupe un orteil, l’autre, le talon.
4) Le Loup déguisé en Mère-Grand demande au Petit Chaperon Rouge de se déshabiller avant de le rejoindre dans le lit.
5) La Petite Sirène n’épouse jamais le prince qui se marie avec une autre. Elle pourrait sauver sa vie en le tuant, mais elle choisit de mourir.
6) Le prince de Raiponce lui rend visite dans sa tour chaque jour et des jumeaux naissent 9 mois plus tard.
7) Dans Les trois petits cochons, le loup dévore les deux premiers et se fait dévorer par le troisième.
8) Sur ordre du prince, la méchante reine dans Blanche-Neige est obligée de danser au mariage de sa belle-fille dans des chaussures de fer chauffées à blanc jusqu’à ce que mort s’ensuive.
9) Il existe une version où la punition infligée aux deux méchantes soeurs de Cendrillon à la fin du conte est d’avoir les yeux dévorés par les oiseaux.
10) Dans le conte de Collodi, Pinocchio est loin d’être un gentil petit garçon. Il laisse Gepetto se faire emprisonner pour maltraitance et écrabouille Jiminy Cricket à l’aide d’un maillet…
Source: intemporailes.com
Interview
“Le conte nous apprend à maîtriser tout ce qui est effrayant dans le réel”
Rencontre avec Vincent Engel, écrivain, dramaturge, scénariste et professeur de littérature à l’UCLouvain. Avec lui, nous avons parlé de l’évolution du conte et de la façon dont les médias ainsi que les mouvements sociaux questionnent aujourd’hui la vision passéiste véhiculée par certaines histoires.
Quelle est la fonction des contes? Quelles sont leurs caractéristiques?
Les contes sont les lointains héritiers des récits mythologiques. Ces récits avaient pour fonction de donner des réponses aux grandes questions que les êtres humains se posent : d’où vient-on? Pourquoi la vie s’est-elle organisée de telle façon? etc. La religion ayant apporté des réponses de manière assez autoritaire, la mythologie a régressé, mais sa fonction essentielle, qui est devenue celle des contes par la suite, c’est toujours de répondre à ces questions.
Certains spécialistes des contes, comme Bruno Bettelheim dans son ouvrage Psychanalyse des contes de fées, disent que ceux-ci exercent une fonction thérapeutique sur l’enfant. Il permet d’appréhender la sexualité, mais aussi d’apprendre à maîtriser tout ce qui est effrayant dans le réel.
On perçoit souvent le conte comme étant destiné aux enfants uniquement, mais ne faisait-il pas partie d’une tradition orale transmise de génération en génération aux adultes également?
Quand on dit que les récits s’adressent exclusivement aux enfants, on oublie toujours que ce sont des adultes qui les racontent, qui, par cette transmission, se souviennent qu’ils ont été des enfants eux-mêmes. Pendant des siècles, les histoires se sont transmises de manière orale, à une toute petite partie de la population privilégiée, essentiellement des femmes. Les hommes des classes supérieures ne s’intéressaient pas à ce qu’ils considéraient comme une perte de temps.
Cette transmission orale s’organisait par des récits en veillées et pouvait donc être écoutée par tout le monde. Il y avait vraiment une dimension collective avec une histoire que l’on écoutait et réécoutait plusieurs fois, un peu comme aujourd’hui, où un enfant ne se lasse pas d’un livre et va demander à le lire encore et encore.
Comment ont-ils été retranscrits?
Au xixe siècle, avec l’apparition des études folkloristes, on a voulu découvrir "l’âme du peuple". Une âme fondée sur la tradition et la transmission d’éléments culturels très anciens. C’est là que des gens comme les Frères Grimm, Hans Andersen et Charles Perrault sont allés récolter les récits dans les villages pour les mettre à l’écrit, en les rendant plus littéraires et en les édulcorant un peu, pour justement atténuer le côté effrayant ou trop ouvertement sexuel. À chaque transmission orale, il y a une espèce de tamis qui s’opère, avec des variations dans la narration, ces écrits vont au contraire figer les choses.
On ne sait pas forcément que bon nombre de dessins animés de Disney sont en réalité des adaptations de ces contes d’antan. Selon vous, Walt Disney a-t-il lui aussi fait ce "tamis", en lissant certains aspects?
Si on prend l’exemple de Blanche Neige, l’adaptation de Disney est au contraire beaucoup plus explicite sur la dimension sexuelle du conte que ne l’était la version littéraire des Frères Grimm. Je pense sincèrement que Disney a fait un boulot extraordinaire, et il n’est pas le seul. D’autres adaptations plus récentes existent, comme le film hispano- français Blanca Nieves de Pablo Berger, ou la version plus heroic fantasy proposée par Blanche Neige et le chasseur de Rupert Sanders. La richesse d’un conte, c’est de pouvoir être transposé dans une multitude de genres.
Avec notre regard actuel, certains contes proposent une vision problématique, notamment au niveau du sexisme, de la vision de la femme, du consentement (exemple : le baiser donné à la princesse endormie).
C’est évident. Le conte véhicule plus que tout autre récit les stéréotypes et archétypes sociaux, économiques de son époque. Je ne lis pas les contes de Grimm ou de Perrault à mes petits-enfants, d’une part parce que c’est écrit dans une langue qu’ils ne comprennent plus vraiment, et d’autre part, nous avons accès aujourd’hui à un foisonnement de livres jeunesse qui déjouent ces visions.
Les équipes de Walt Disney ont aussi évolué, et proposent des films avec plus de diversité, où les femmes sont des héroïnes. C’est une entreprise commerciale menée par des artistes doués et intelligents qui ne vont évidemment pas maintenir à contre-courant des traditions susceptibles de ternir leur image.
Blanche Neige et son prince Charmant, embrassée sans consentement?
Comment appréhender ces récits aujourd’hui, dans une ère de cancel culture?
Nous jugeons a posteriori ce qui était culturellement acceptable à l’époque. Je ne pense pas qu’il faille arrêter de raconter ces histoires, par contre les encadrer, les raconter autrement, oui. C’est finalement faire ce que les conteurs ont fait depuis la nuit des temps! De génération en génération, les contes ont été adaptés en fonction de l’époque à laquelle ils étaient racontés.
Comment peut-on expliquer que le conte traverse ainsi le temps et les âges?
D’abord parce qu’il touche à des questions essentielles, qui sont au coeur du quotidien des enfants et des adultes. C’est quoi aimer, mourir, se battre, vivre? C’est quoi lutter contre l’adversité? Ensuite, parce qu’il a cette fonction de montrer en exemple des comportements. Les gens disent souvent "j’ai beaucoup aimé cette histoire parce que je me suis identifié·e au personnage". En réalité, on s’identifie aux situations.
Spectacle
Un Petit Chaperon rouge 2.0!
La Compagnie Dérivation a adapté le célèbre conte de Perrault. Dans leur version, les loups ne sont pas tous méchants et les petits chaperons rouges ne sont pas tous des filles. C’est pour mieux te faire rire, mon enfant!
Un loup aime dévorer les enfants et un petit chaperon rouge doit être une gentille fillette. On ne remet pas ça en question, puisque c’est dans le conte, c’est comme ça. Et ça doit être vrai! Ou pas…
Dans son spectacle "Le Petit Chaperon rouge", proposé par le Centre culturel de Dison le 19 janvier prochain, la Compagnie Dérivation revisite le conte classique et joue à détourner l’histoire pour lui donner un nouveau visage. La compagnie propose ainsi une version ébouriffante et bien électro avec la complicité d’un DJ bruiteur aux platines.
Au-delà de l’amusement, la mise en scène de Sofia Betz inverse les rôles : "Dans les contes, on est dans l’archétype : l’enfant est là pour se faire manger. L’histoire est manichéenne, avec des gentils et des méchants, qu’il faut craindre. Dans la vie, le monde n’est pas aussi clair. Avec nos spectacles, on veut bien sûr que les gens s’amusent, mais surtout, on veut parler des préjugés. Sur les questions d’immigration notamment, il faut casser cette peur de l’autre et c’est cela que raconte notre Petit Chaperon rouge".
Ainsi, dans cette version, les deux personnages, malgré le poids des traditions qui pèse sur eux, vont tenter de changer leurs destinées. Une façon de faire découvrir aux plus jeunes spectateurs une même histoire racontée de différentes façons, de différents points de vue, sans que l’un ou l’autre ne soit plus vrai, plus juste, plus légitime. C’est proposer un monde qui ne soit pas tout noir ou tout blanc, parce que nous portons tou·tes en nous une immense palette de nuances, que l’on se sente plutôt loup ou plutôt chaperon.
Sources:
Critique Le Mad, Catherine Makereel, 31.12.2019
Dossier pédagogique de la Compagnie Dérivation.
Illustration: Odile Brée