Montrer des êtres humains derrière un enclos, les observer avec amusement, dédain ou curiosité; cela pourrait être une mauvaise fiction. Cela fait pourtant partie de notre histoire, et même encore de notre réalité.
Les enclos ont disparu, mais les frontières invisibles tracées entre les individus par les zoos humains persistent encore aujourd’hui.
Avec la venue prochaine à Verviers de l’exposition "Zoos Humains, l’invention du sauvage" dans le cadre du Festival Interculturalité, Présence explore le silence et l’amnésie qui entourent le phénomène de l’exhibition.
Les zoos humains, symboles oubliés de l’histoire contemporaine, ont été totalement refoulés de notre mémoire collective.
L’étrange, le sauvage et le monstre ont été de tout temps l’objet d’une vive curiosité. L’Autre interroge, étonne et permet de se situer. Souvent originaire de zones lointaines, il a cristallisé les fantasmes, les peurs, mais aussi les ambitions de domination.
Si tous les peuples ont fabriqué leur altérité pour asseoir leur identité, la pratique de l’exhibition demeure toutefois une pratique unique, propre à l’Occident par son ampleur.
Un phénomène mondial
L’histoire des exhibitions débute véritablement en 1492, au moment où l’Europe trouve son "sauvage" dans l’Amérindien. Au retour de son premier voyage, Christophe Colomb présente six Indiens à la cour d’Espagne. De quelques individus "exotiques" ou "monstrueux" exhibés jusqu’au début du XIXe siècle, les spectacles ethniques seront à leur apogée entre 1850 et les années 1930.
Lorsque la monstration de l’Autre devient alors l’expression d’une mise à distance de tout un peuple, alors commence une autre dimension de l’exhibition, celle de la construction d’une exclusion et du modèle du "zoo humain". Cette mécanique mondialisée a opéré à travers toute l’Europe, aux États-Unis, au Japon, en Australie, en Afrique du Sud… impliquant plusieurs centaines de millions de visiteurs aussi bien dans les expositions universelles ou coloniales, dans les zoos, sur les scènes de cafés- théâtres et de cirques ou sur les champs de foire.
Du racisme scientifique au racisme populaire
Les théories raciales, l’entreprise coloniale et la croyance en une supériorité de l’Occident vont trouver dans ces exhibitions une forme de légitimation. Populations exotiques et étrangetés de la nature, acteurs de ce "théâtre du monde", se retrouvent sur scène côte à côte comme appartenant au même univers de l’anormalité, séparées des visiteurs par une barrière réelle ou imaginaire.
À la fois outil de propagande coloniale, objet scientifique et moyen de divertissement, les zoos humains ont formé le regard de l’Occident et ont ainsi suggéré l’existence de deux humanités.
Source : achac.com "Exhibitions. L’invention du sauvage"
Histoire
1958, une exposition teintée de scandale
En 1958, Bruxelles organise l’Exposition universelle dans un but précis. Tandis que les autres pays veulent montrer le nouvel ordre mondial instauré, la Belgique souhaite prouver au monde qu’elle reste une puissance coloniale. Côtoyant l’Atomium, symbole de la modernité et des progrès techniques, la surface d’exposition réservée au Congo est monumentale.
À l’heure des revendications d’indépendance des colonies, l’installation de villages africains choque et attire de nombreuses critiques. Le village commencera à faire polémique après que des visiteurs se soient permis de proférer des injures racistes et de lancer des bananes et des cacahuètes aux Congolais. Certains Congolais, emmenés en Belgique pour l’occasion, quitteront même l’exposition plus tôt. C’est la dernière fois que des figurants sont conviés à la mise en scène générale d’une puissance à cette échelle.
Source: Expo Zoos humains, l’invention du sauvage
Source: intemporailes.com
Interview
“Ce qui a eu lieu dans le passé résonne dans le présent”
Pour parler des zoos humains en Belgique et plus particulièrement des Congolais·es exposées à Anvers, Tervuren et Bruxelles, nous rencontrons Maarten Couttenier, historien et anthropologue à l’AfricaMuseum.
Ce musée est historiquement lié aux zoos humains, puisqu’il est né à l’endroit précis où le souverain belge Léopold II avait recréé en 1897 trois "villages congolais" dans une propriété de la famille royale.
Depuis plusieurs années, l’AfricaMuseum tend à proposer dans ses collections une vision contemporaine et décolonisée de l’Afrique.
Avant de parler à proprement parler des zoos humains, on peut évoquer le phénomène de l’exhibition, qui est trés ancien.
Au temps des Romains, déjà, les troupes vaincues étaient capturées et exhibées à Rome pendant des parades. Christophe Colomb a fait la même chose en 1492, en ramenant des Indiens de son voyage pour les présenter à la cour d’Espagne. Ce phénomène persiste aujourd’hui, sous différentes formes. Par exemple, au début des années 2000, un zoo humain à Yvoir avec des Pygmées camerounais a été organisé. Outre Atlantique, des chaînes proposent des télé réalités intitulées Human Zoo. Malheureusement, nous n’avons pas encore vu le dernier zoo humain, car nous continuons à percevoir certaines personnes comme différentes. Penser que l’on peut les observer, c’est très déshumanisant et stigmatisant.
Les zoos humains ont été très répandus en Europe, de la fin du XIXe jusqu’à la moitié du XXe siècle, à quel point? Quel a été l’impact?
On compte 1,5 milliard de visiteurs, environ 30 000 personnes exhibées et 500 morts. On manque encore de chiffres exacts, car la recherche a commencée dans les années 80-90. On continue à découvrir des éléments.
Bien que leur existence soit souvent méconnue du grand public, la Belgique a, elle aussi, participé à ces expositions.
Oui, la Belgique n’a pas fait exception. C’est dans le cadre des premières expositions universelles en Belgique que les premiers Congolais, avec d’autres Africains, ont été présentés à Anvers et Tervuren.
On en dénombre 12 à Anvers en 1885, 144 en 1894 dans la même ville et 327 à Tervuren en 1897. On constate que le nombre est de plus en plus élevé, au début, c’était encore des personnes, à la fin, c’était une troupe, cela a ajouté dans l’inconscient cet effet de dépersonnalisation. En 1897, des critiques virulentes apparaissent dans la presse anticoloniale, le "village congolais" sera donc absent pendant les expositions universelles belges suivantes.
Des villages sénégalais (Liège 1905, Gent 1913, Anvers 1930), japonais (Charleroi 1911), philippin (Gent 1913) ou indien (Bruxelles 1935) continueront cependant d’exposer hommes, femmes et enfants en Belgique et en Europe.
Ces exhibitions ne se limitaient pas aux expos, mais aussi dans les sociétés savantes, les cirques, les théâtres…
Le prétexte était de faire découvrir les us et coutumes d’autres peuples, d’en savoir plus sur des parties inconnues du monde, mais la réalité est évidemment toute autre.
Il y avait deux objectifs, le premier, c’est le divertissement. Pour le grand public, c’était la seule opportunité de voir des personnes d’ailleurs à une époque où l’on ne voyageait pas. Le second, c’est évidemment la propagande coloniale. Le procédé était pensé pour humilier "l’autre", le rendre inférieur, de sorte que l’on soit convaincu de la nécessité de la colonisation. Si cet "autre" est inférieur, il a besoin d’un blanc pour le "civiliser". Il s’agissait donc avec les zoos humains de légitimer les colonies et maintenir la suprématie occidentale.
Il y a cette fabrication de "l’autre" et dans ce cas, la représentation du "sauvage".
Cette frontière se crée déjà par la présence de l’enclos. Les exhibés sont séparés du public, dénudés ou en costumes dits traditionnels, il leur est interdit de parler, ils sont forcés de danser, de faire de la musique… C’est fabriquer une identité de toutes pièces.
Si on peut comprendre que le grand public se soit laissé fasciner, il est plus étonnant de savoir que le monde scientifique a lui aussi été séduit par ces mises en scène.
C’était un temps où la recherche se faisait dans les bureaux, certains anthropologues ont donc profité du passage des zoos humains pour tenter de valider des théories scientifiques sur la prétendue hiérarchie des races. Une étape à nouveau très humiliante pour les exhibés, scrutés, mesurés et étudiés sous tous les angles.
Pourquoi ce pan de l’histoire et plus particulièrement le lien entre la Belgique et la colonisation restent des sujets méconnus, qui ne s’inscrivent pas dans le cursus scolaire par exemple?
Cela montre que la propagande coloniale a bien fonctionné! En Belgique, sous Léopold II, il y avait un service spécial dédié à montrer les bienfaits de la colonisation. La colonie était présentée comme bienfaitrice, civilisatrice, où il n’y a ni morts ni malades.
Ces idées ont continué à circuler jusque dans les années 60. Après, il y avait comme un sentiment de tromperie par rapport à la façon dont l’histoire avait été racontée, on n’a plus parlé du tout de la colonisation jusque dans les années 80. On redécouvre le passé colonial à ce moment-là, mais les archives sont encore difficiles d’accès.
Un travail énorme reste à faire, très peu d’historiens se consacrent à ce sujet.
Encore aujourd’hui, la restitution des crânes, objets d’art et autres vestiges aux pays ou aux descendants reste un processus compliqué, cela donne l’impression qu’il n’y a pas une réelle volonté de reconnaître cette histoire, n’y a-t-il pas un mécanisme paternaliste qui persiste?
C’est tout un changement d’esprit qui doit s’opérer. Je fais partie de ceux qui sont pour la restitution, mais ce n’est pas un avis unanime. Le Musée de Tervuren, devenu l’AfricaMuseum en 2018, a participé à cette propagande coloniale, c’était même le lieu principal.
Je pense que le musée, qui a entamé un processus décolonial, doit se réinventer comme forum, comme lieu de rencontre, mais il y a toute une génération au sein même du musée qui n’est pas forcément de cet avis.
De la même manière que ce sujet divise dans la société belge, différentes opinions coexistent au sein du musée, ce n’est pas un bloc.
Vous pensez donc qu’il est possible de faire un travail de décolonisation des esprits et des espaces publics tout en conservant ses vestiges?
Le musée a été payé par Léopold II, il a été financé par le caoutchouc, l’ivoire, etc. Le sang coule des murs! C’est un lieu très problématique, et c’est selon moi pour cela qu’il est important de s’en servir pour regarder le passé en face et montrer l’échec de la colonisation et le génocide qui a été perpétré.
Car ce qui a eu lieu dans le passé a une résonance dans le présent. Les Belges n’étaient pas au Congo pour civiliser ses habitants, mais pour gagner de l’argent. Si on sait ça et si on l’accepte, on peut avancer dans cette déconstruction, et donc dans ce processus de restitution.
Qu’est-ce que vous diriez aux futurs visiteurs de l’exposition Zoos humains?
Je pense qu’il faut y aller, d’abord pour rendre hommage aux personnes qui ont trouvé la mort dans ces zoos humains, mais aussi pour voir, pour comprendre les effets du passé colonial hier et aujourd’hui. C’est important de comprendre comment s’est construit le racisme, pour être convaincu qu’on a dépassé ce stade, qu’on n’en veut plus !
▶ En lien, exposition Zoos Humains à voir à Verviers dans le cadre du Festival Interculturalité.