Dans le cadre du Festival Interculturalité et en cette période propice aux carnavals, portons un regard critique sur nos traditions!

Les "Noirauds" bruxellois, la "sortie des nègres" (sic) de la Ducasse des Culants à Deux-Acren, le "Sauvage" d’Ath, sans compter en Flandre, les chars antisémites et racistes d’Alost, ou dans un autre registre, le Père Fouettard (Zwarte Piet), les expressions racistes dans le folklore de Belgique sont nombreuses et peu remises en cause. Comment et pourquoi ces figures se sont-elles immiscées dans le folklore?

Pour aborder ces sujets, vous trouverez ci-après les propos recueillis lors d’entretiens avec les Collectifs Bruxelles Panthères et Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD), qui seront invités à intervenir lors de la conférence "Le folklore belge sous influence coloniale" proposée au Centre culturel de Dison le 22 mars prochain.


Les collectifs invités


Depuis 2011, le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations rassemble des militant·es panafricain·es belges ou basées en Belgique autour d’un constat, celui que les associations antiracistes de notre pays ne font pas forcément le lien entre le racisme et notre passé colonial. Lindsay Lentulus, militante au CMCLD explique: "Le but est de restituer la mémoire coloniale et de de montrer en quoi le racisme découle de toute cette construction idéologique." En quelques années, ce collectif est parvenu à amener ces sujets dans le débat public et à prendre une part active dans les projets antiracistes, que ce soit au niveau fédéral ou régional. "Le racisme existe toujours, donc notre objectif n’est pas atteint, mais nous arrivons en tout cas à poser des actes concrets et à mobiliser des personnes, que ce soit par le biais de l’éducation permanente avec les balades décoloniales, dans notre lien avec les écoles en Wallonie et à Bruxelles ou lors de nos actions culturelles comme le Lumumba Day."  

Le Collectif Bruxelles Panthères existe depuis 2013 et prône un antiracisme politique, qui se base sur des pensées et théories décoloniales. "Là où l’antiracisme moral s’adresse aux individus, nous nous adressons aux structures, car c’est le racisme structurel qui selon nous nuit le plus aux non-blancs au quotidien, qui les tue même, socialement, ou physiquement." Résolument attaché à son indépendance, Bruxelles Panthères ne fait appel à aucune aide de l’État, ses actions sont totalement autofinancées. Pour Mouhad Reghif, porte-parole et membre du collectif, cet engagement militant n’est pas une option: "Lutter contre le racisme, ce n’est pas un hobby, c’est une question de vie ou de mort sociale pour nous. Le racisme tel qu’il existe aujourd’hui s’est construit pendant plus de 500 ans, il a de telles capacités de mutation pour s’adapter à tout ce qui lui résiste, on se doute qu’il y aura encore du travail pour les générations après nous."

Une mémoire coloniale sélective?

Le collectif CMCLD fait appel à la mémoire pour démontrer l’existence de représentations biaisées de l’histoire. Des représentations qui alimentent la propagande coloniale: "La meilleure des mémoires est bien sûr celle qui est basée sur un travail historique selon une méthodologie précise, mais la mémoire se nourrit également des vécus des personnes, qui les transmettent de génération en génération." Et si l’on se penche sur ce qui a nourri la mémoire collective dans l’histoire de la colonisation, on peut sans conteste trouver des discours qui mènent au racisme: "Parler de la mission civilisatrice de la Belgique et de l’Occident en Afrique, c’est entretenir un discours raciste. Par exemple, lorsque le Congo a pris son indépendance, seulement 0,3 % de la population congolaise avait atteint le niveau d’enseignement supérieur, il n’y avait donc clairement pas de volonté de favoriser l’émergence d’une communauté intellectuelle. Nous souhaitons revoir cette mémoire collective et la décoloniser, la déconstruire. La vision des colons belges, maillons d’une grande entreprise coloniale, a été empreinte de ce sentiment de supériorité, de cette déshumanisation envers les populations congolaises, rwandaises, ougandaises."  

L’incursion de la propagande coloniale dans nos traditions

Les activités négrophobes qui imprègnent le folklore se sont accentuées depuis l’indépendance du Congo, Mouhad Reghif explique: "Le père Fouettard a été par exemple plus stéréotypé après la fin de la colonisation. “La sortie des nègres’’ de Lessines a eu lieu pour la première fois 20 ans après la fin de la colonisation. C’est une sorte de négrophobie réactionnaire à cet épisode de l’histoire, une façon de maintenir la supériorité du Belge sur l’Africain."

Pour faire accepter la colonisation à la population sous Léopold II, il a fallu créer un narratif, une propagande coloniale, notamment via les exhibitions et les zoos humains (voir notre dossier de février). "Outre les expositions universelles, des exhibitions se sont déroulées dans des cirques itinérants qui se déplaçaient à travers tout le pays. Le cirque, c’est déjà un événement en soi, le fait d’y voir des personnes étrangères l’était d’autant plus à l’époque. On peut faire le lien entre ces événements et certaines traditions actuelles comme des commémorations de ces moments de “joie’’", ajoute Lindsay Lentulus.

La banalisation du blackface

L’utilisation du blackface (fait pour une personne blanche de se grimer en noir pour incarner de manière stéréotypée une personne noire) dans les carnavals ou à travers le personnage du Père Fouettard est l’exemple le plus frappant de la déshumanisation qui cible les personnes noires. Sous couvert d’un moment de fête bon enfant, ces mises en scène caricaturales et stéréotypées participent au racisme hérité de ce narratif colonial. Un racisme banalisé, qui se matérialise au quotidien sous des formes insidieuses: "Une partie du folklore s’est imprégnée de cela et s’est construite à partir de cette propagande", explique Lindsay Lentulus.  

"Ces images, cette façon de voir le monde, on va les retrouver dans les comportements de tous les jours, dans les agressions verbales ou physiques. Je suis métisse, je ne calcule plus le nombre de fois où l’on m’a touché les cheveux sans me le demander, que ce soit par des inconnus dans la rue, ou parfois par des amis. Je me suis souvent heurtée à de l’incompréhension à ce sujet. Sans s’en rendre compte, ces personnes agissent comme si elles avaient un droit sur mon corps."

Ne pas sous-estimer le poids du passé 

Lindsay Lentulus: "Les relations sociales et les attitudes que les Belges ont avec des personnes afrodescendantes ou venant d’Afrique sont empreintes, conditionnées par la mémoire coloniale. En parler, ce n’est pas un médicament contre le racisme, mais c’est un premier traitement. C’est l’amorce pour se remettre en question." Nous évoquons également l’importance de comment nous avons tous et toutes été socialisé·es dans l’idée d’une supériorité blanche. "Nous sommes souvent centré·es sur notre propre pays. Dès le plus jeune âge, l’école par exemple, on ne parle que des accomplissements de personnes blanches, les personnes non-blanches qui ont marqué l’histoire ne sont pas évoquées. Inconsciemment, cela induit l’idée chez les enfants blancs qu’ils sont les meilleurs!" 

Dénoncer certaines traditions et s’exposer au déni, ou à la violence

D’année en année, à l’approche des carnavals ou de la Saint-Nicolas, la presse et les réseaux sociaux sont régulièrement le théâtre de débats sans fin. En effet, la remise en question des expressions racistes dans notre folklore conduit souvent à de vives réactions de la part de la population. "Dire aux gens que leurs croyances sont problématiques, qu’une partie de leur culture est raciste, c’est une façon de dire que le racisme est culturel. C’est aller à la racine d’une histoire qui remet beaucoup de choses en question. On ne s’adresse pas qu’à un individu, mais à une famille, à des parents qui ont appris à leurs enfants à ne pas voir les couleurs, ce qui est par ailleurs aussi une façon de perpétuer le racisme!", nous dit Lindsay Lentulus.



Adopter une posture décoloniale

Comment réussir à faire évoluer les traditions dans une perspective émancipatrice? Comment produire une critique décoloniale de ces traditions? Ce travail nécessite une certaine forme de courage et d’honnêteté  intellectuelle, dans l’optique d’une rééducation, Lindsay Lentulus explique: "Nous avons appris à être racistes, où peut-on voir dans l’histoire belge le désapprentissage? À quel moment avons-nous dit aux gens que tout n’a pas été dit, que les sciences qui ont servi à nous diviser étaient montées de toutes pièces? Cela prend du temps de se rendre compte que certains comportements sont racistes, car c’est tentaculaire. On ne peut pas revenir sur l’Histoire, mais on peut essayer d’avancer ensemble pour ne plus la répéter."  

Pour Lindsay Lentulus, ce processus commence par le fait de ne pas justifier le récit colonial: "Ne pas trouver d’excuses, avoir le courage d’aller vers l’autre et l’écouter, sans donner son avis, c’est très important. On sait pertinemment qu’il n’y aura pas de miracle en une génération, mais nous devons réussir à déconstruire le récit de la propagande coloniale, revoir les traditions, parfois les arrêter. Si la génération actuelle est si différente de celle d’il y a quelques siècles, comment se fait-il que nous vivions toujours le racisme?"

Si le racisme tel que nous le connaissons aujourd’hui s’explique par la colonisation, Bruxelles Panthères cherche à combattre la matérialisation de cette histoire dans nos interactions actuelles: "Nous luttons contre la permanence de la colonialité structurelle, la colonialité du pouvoir, du savoir, de l’art, du folklore. La colonialité est partout aujourd’hui, ce n’est pas une ombre du passé."

Issu du champ des études postcoloniales, le concept de "colonialité" permet de comprendre certains rapports de domination qui s’exercent à l’endroit des personnes racisées. Partant du constat que ces personnes appartiennent à des groupes sociaux anciennement colonisés et/ou esclavagisés, cette grille de lecture pose la question des rapports d’hégémonie – passés et actuels – de l’Occident à l’égard d’autres parties du monde et des conséquences que cela a sur les personnes racisées. Concrètement, le concept de colonialité du pouvoir renvoie aux traces qu’ont laissées les histoires coloniales d’hier dans les rapports sociaux d’aujourd’hui. (Définition d’Hassina Semah, Sociologue et psychologue clinicienne)

On pense souvent le racisme comme un acte d’une violence éclatante et visible. Or, le racisme que nous évoquons ici est beaucoup plus insidieux, mais n’est pas pour autant dépourvu de la même violence. Alors, quand le racisme est-il le plus dangereux?

Sources:
"Déraciser le folklore ou défolkloriser le racisme?", mrax.be, Kouablan Francine Esther, 15.11.2019
"La sortie des Nègres, coutume surréaliste qui fait polémique, lalibre.be, Inès Delpature, 8.09.2018
"Le folklore belge sous influence coloniale", agirparlaculture.be, Aurélien Berthier, 2020


Entretien
"On ne peut pas utiliser la peau des personnes noires comme un costume"

Le Collectif Bruxelles Panthères a mené plusieurs actions de lutte contre la négrophobie dans son aspect folklorique, culturel et festif, notamment à travers le blackface.

En 2018, c’est en ce sens que le collectif s’adresse aux élus de Lessines pour dénoncer le caractère raciste et négrophobe de comportements qui ont lieu durant la parade intitulée "La sortie des nègres", se déroulant à Deux- Acren lors de la fête de la Ducasse des Culants. Le cortège, dans lequel défilent des danseurs grimés en membres d’une tribu, commémore la visite du Roi Baudouin au Congo lors de l’indépendance sous le régime de Mobutu. "Il n’y a pas que les visages qui sont grimés en noir, tout le corps est aussi peint. Les personnages sont revêtus de pagnes, portent des lances et un blanc se trouve dans une marmite. Cette tradition réunit tous les stéréotypes possibles."

Deux mails seront envoyés au Bourgmestre, dans lequel il est notamment question de s’opposer "par tous les moyens nécessaires" (une formule empruntée au "by any means necessary", chère au militant afro-américain Malcolm X) à la tenue de l’événement: "Quand on lit Malcom X, cette expression “par tous les moyens nécessaires” signifie qu’il faut instruire, éduquer, interagir avec le pouvoir. Il ne dit jamais qu’il faut prendre les armes, sauf en cas de légitime défense, au même titre que ce qui existe pour tout le monde dans le Code pénal!"

Le collectif sera toutefois poursuivi en justice pour menace et harcèlement. Il a été acquitté début 2022 par le tribunal correctionnel de Tournai: "La justice a reconnu que la réaction à notre demande était totalement disproportionnée. Nous pensons que cette interpellation a été considérée comme une menace du fait que nous soyons identifiés comme bruxellois, arabes et musulmans. Il suffit de quelques recherches sur Internet pour voir qui est Bruxelles Panthères et que cette association n’a rien de violent." Depuis le verdict, le collectif souhaite organiser une rencontre avec l’ASBL qui a porté plainte contre lui, dans l’optique d’aller au bout de sa démarche de médiation pédagogique et politique. Avec l’espoir que cette tradition, rebaptisée en 2019 "La sortie des diables", évolue ou disparaisse. "Nous ne demandons pas la mort du folklore, mais qu’il s’adapte. Il s’agit d’être plus respectueux de la dignité des personnes noires et de ne pas utiliser leur peau comme un costume."

La figure du "Sauvage" à Ath

Ce personnage de carnaval, grimé en noir et portant des chaînes aux poignets, est censé faire peur aux enfants. Une nouvelle pratique du blackface, un nouveau vestige de l’imagerie liée à la mise en esclavage s’offre ainsi annuellement au regard de tou·te·s. En 2019, Bruxelles Panthères écrit à l’UNESCO pour dénoncer la figure du Sauvage, le carnaval de la Ducasse étant reconnu comme patrimoine immatériel de l’humanité depuis 2005.



Dans sa réponse, le sous-directeur Ernesto Ottone rappelle les critères auxquels il faut satisfaire pour être inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité. Pour Mouhad Reghif, c’est une façon d’acquiescer à ce qui est dénoncé: "Implicitement, il dit que le Sauvage ne respecte pas ces critères. C’est une bonne chose, mais cela n’a pas vraiment fait bouger la situation."

Cela aura en tout cas donné lieu en juin 2021 à un débat entre divers intervenants, habitants et historiens. Une réflexion à laquelle le collectif qui a lancé l’alerte n’a pas été convié. Dans le compte-rendu de cette rencontre, les Athois·es confirment "que le personnage n’est pas raciste". Mouhad Reghif ajoute: "Le blackface est une pratique indiscutablement reconnue comme négrophobe partout dans le monde, Ath serait donc l’exception?" Autre élément de la conclusion, le Sauvage est un personnage très aimé, un "héros positif aux yeux des Athoises et des Athois". "Aimer son sauvage, cela ne l’humanise pas pour autant!"  

Cette nouvelle dénonciation aura eu un effet médiatique dans le monde entier, la polémique autour du personnage du "Sauvage" sera en effet relayée entre autres dans le Washington Post (USA), The Guardian (GB), O Globo (Brésil) ou encore NRC (Pays-Bas).