Le football est une fête et la Coupe du Monde en est un temps fort. Si nous sommes toutes et tous derrière nos Diables rouges, il est difficile de rester silencieux·euses face aux graves violations des droits humains qui entourent ce Mondial 2022.
Depuis l’attribution du Mondial de football à ce petit pays désertique de 2,7 millions d’habitants, les scandales et interrogations se multiplient.
Pour organiser la Coupe du monde 2022, le Qatar savait qu’il allait devoir construire. Beaucoup construire même: l’Émirat prévoyait la création de huit stades, du premier métro du pays, et même d’une ville entière – Lusail – qui doit accueillir le match d’ouverture et la finale de la compétition.
Une coupe du monde sous le signe de l’exploitation
Pour mettre sur pied toutes ses infrastructures, le pays s’est appuyé sur les travailleurs immigrés, qui représentent plus de 90 % de sa population, dans des conditions qualifiées par beaucoup d’ONG d’esclavagisme moderne.
Deux millions de travailleuses et travailleurs migrants vivent au Qatar. Ils sont principalement originaires d’Asie et d’Afrique.
Ils ont tout quitté pour gagner leur vie et subvenir aux besoins de leur famille. Ils travaillent sur les chantiers, mais aussi comme femmes de ménage, chauffeurs de taxi ou serveurs dans des restos et hôtels… En réalité, ils sont piégés dans l’enfer qatarien.
Si des réformes importantes ont été annoncées par le Qatar ces 10 dernières années, elles peinent à être appliquées. Plusieurs milliers d’ouvriers immigrés seraient morts au Qatar depuis que le pays a obtenu l’organisation de la Coupe du monde 2022, il y a dix ans. Difficile de chiffrer précisément le nombre de travailleurs immigrés décédés, tant les autorités qataries sont opaques. Presque aucune enquête n’a été menée, privant leurs familles de toute possibilité de justice.
Sources:
Qatar, les secrets de la coupe du monde, RTBF, 19/10/2022 | Qatar 2022 – Les droits humains ne doivent pas être hors-jeu !, Amnesty International.
Interview
"Cette coupe du monde accumule les scandales"
Rencontre avec Rosemarine Onkelinx, représentante du Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) de Verviers. Le CIEP a rassemblé des partenaires locaux autour d’une campagne nationale #Qatarstrophe, dénonçant les problématiques liées à la Coupe du monde au Qatar.
Présence : Cette coupe du monde fait date pour le nombre de polémiques qui l’entoure. L’attribution même de cet événement sportif au Qatar en 2010 est teintée de scandales et de soupçons de corruption.
R. Onkelinks : Avant même l’organisation de la coupe du monde, on constatait au Qatar des situations de non-respect des droits humains et sociaux. Les soupçons de corruption dans le choix du Qatar pour la coupe du monde sont quasiment avérés et ont finalement été révélés assez vite, mais ce n’est que maintenant que la FIFA reconnaît un manque de transparence.
C’est d’ailleurs à ce jour la seule responsabilité que la Fédération assume dans toute l’organisation de l’événement, elle s’est engagée à élargir le cercle des personnes décisionnaires pour les prochaines éditions. Il n’y a actuellement aucune sanction prévue ni annoncée sur les personnes impliquées dans cette affaire de corruption.
Comme tout pays qui se prépare à accueillir l’un des plus gros événements sportifs du monde, le Qatar a entrepris des chantiers titanesques. La FIFA et le Qatar mettent en avant des "solutions environnementales innovantes" et des stades écolos, qu’en est-il?
Durant notre campagne, nous n’avons pas eu d’experts qui ont témoigné de cet axe en particulier, mais sans trop s’avancer, on peut évidemment affirmer qu’il y a là d’énormes aberrations écologiques. En effet, on a pu lire ou entendre que les stades ne seront pas vraiment climatisés, que la technologie choisie ne sera pas si polluante… Plusieurs tentatives de justifications ont été entendues. C’est logique que cela provoque de l’indignation, surtout avec la crise climatique et énergétique que nous connaissons.
On invite les individus à faire attention au chauffage, à mettre un pull supplémentaire, et on assiste à la construction d’hôtels, d’autoroutes, de stades à usage unique dans le désert.
On sait aussi qu’un système de navettes aériennes quotidiennes va transporter les supporters jusqu’aux stades (NDRL : plus de 160 vols quotidiens, et donc plus d’un avion en décollage toutes les 10 minutes). Ce n’est pas acceptable.
Ces chantiers ont également des répercussions sur les droits humains, car la main-d’oeuvre est principalement migrante et travaille dans des conditions très difficiles.
La campagne #Qatarstrophe est menée par WSM (We social movements), une ONG belge du MOC (Mouvement ouvrier chrétien) qui soutient des mouvements syndicaux et mutualistes un peu partout dans le monde et qui a notamment des partenaires assez proches au Népal.
Il y a énormément de Népalais qui sont partis travailler au Qatar. Déjà en 2013, le Népal recevait chaque jour deux ou trois cercueils. Juste pour l’année 2022, le Népal a comptabilisé 270 morts. En réalité, le chiffre exact est difficile à estimer, il n’y a pas vraiment de transparence sur les déclarations et on ne sait pas toujours exactement pourquoi ces personnes sont décédées.
On a par exemple constaté un pic de crises cardiaques inexpliquées plus élevé que nulle part ailleurs dans le monde, survenues sur des jeunes entre 25 et 35 ans. Il y a aussi beaucoup de disparus, des personnes qui sont parties travailler au Qatar et dont les familles restent sans nouvelles.
Il y a d’une part des multinationales qui essaient de minimiser, qui disent que les chiffres sont exagérés, et en face des organismes qui considèrent que les estimations sont en dessous de la réalité.
Cette main-d’oeuvre vient majoritairement de l’Asie du Sud-Est, mais pas uniquement.
Oui, il y a aussi des personnes qui viennent d’Afrique : de la Guinée, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire… Les recruteurs promettent de beaux salaires, de bonnes conditions de travail, voire même une opportunité de jouer au foot professionnellement. Il faut aussi savoir que venir travailler au Qatar représente un coût pour les personnes migrantes, il faut rembourser son vol, certains frais liés au logement ou à la nourriture… On a donc retrouvé des personnes qui travaillent depuis 10 ans et qui n’ont toujours pas épongé leurs dettes, qui ne touchent donc toujours pas d’argent.
Après, on ne peut nier le fait que pour les ressortissants de certains pays, comme le Bangladesh par exemple, le Qatar représente une opportunité de gagner le double de ce qu’ils pourraient gagner chez eux.
Cette "aubaine" sur le salaire permet de faire passer des conditions de travail déplorables : des camps de 10-13 personnes sur 10 m3, des soucis d’hygiène, aucun moyen de cuisiner, 12 à 15 heures de travail par jour…
Est-ce que, paradoxalement, la visibilité de la coupe du monde ne favorise pas la pression et l’attention sur l’amélioration des droits humains au Qatar?
Effectivement, la pression ambiante et internationale permet de mettre en lumière des luttes qui existaient bien avant l’organisation de la coupe du monde et qui avaient des difficultés à se faire entendre. Le fait d’avoir tous les projecteurs braqués sur le Qatar et une certaine indignation de l’opinion publique permet d’avoir quelques avancées.
Par exemple, la Fédération générale des syndicats népalais (GEFONT) travaille depuis longtemps à l’information des travailleurs qui projettent de partir au Qatar. Ils sont prévenus de la situation et peuvent avoir un numéro de référence pour appeler le syndicat en cas de soucis. Le syndicalisme étant interdit au Qatar, ces actions sont une manière de permettre tout de même aux personnes d’être accompagnées et encouragées à s’organiser entre elles une fois sur place.
Smirtree Lama, syndicaliste GEFONT Nepal est intervenue lors d’un ciné-débat à Verviers. Son discours était très marquant, car on sent à la fois sa colère par rapport au non-respect des droits humains fondamentaux, mais aussi sa détermination. C’est impressionnant de voir que malgré la puissance du gouvernement qatari et des entreprises au budget illimité, GEFONT trouve les moyens d’organiser la lutte syndicale. Leur objectif à terme est d’installer un centre pour travailleurs migrants près de Doha, la capitale du Qatar.
Le gros enjeu pour les syndicats et les organisations, c’est que la pression continue même après la coupe du monde, que le dialogue entamé avec le Qatar se poursuive, que la FIFA ou d’autres organisations d’événements sportifs assurent une certaine éthique dans leurs prochaines actions.
Est-ce que cette pression a justement donné lieu à des réformes, à des actes concrets à plus haut niveau?
Actuellement, il y a clairement un enjeu d’image pour le Qatar et les multinationales qui y travaillent, une opportunité de montrer que les droits sociaux pourraient être respectés. Le gouvernement qatari a par exemple légiféré pour abolir la loi Kafala, ce qui représente une avancée pour faire respecter les droits des travailleurs migrants.
Le système de la Kafala oblige chaque travailleur dans la construction ou dans le secteur domestique à avoir un "parrain". Ce parrain, qui est souvent l’employeur, se charge de gérer les fins de contrats, les remplacements et les moments où il est possible de quitter le pays, ce qui donne souvent lieu à la confiscation des passeports des travailleurs.
Certaines entreprises, donc Besix, une multinationale belge, a amélioré ses conditions de logement, la nourriture, commence à octroyer un jour de congé par semaine.
Tout cela reste très anecdotique, mais c’est un début.
Cela reste frustrant, de voir que cette émulation générale intervient maintenant qu’il est impossible de revenir en arrière…
Marc Tarabella, député européen PS, disait lors d’une conférence que nous avons organisée pendant la campagne que l’Union européenne est dans une attitude de dialogue avec la péninsule arabique et avec les multinationales. C’est aussi le cas d’Amnesty International et de l’OIT (Agence des Nations unies pour le monde du travail).
Puisqu’effectivement, il n’est pas possible de revenir en arrière, leur position est de profiter de la médiatisation de l’événement pour appuyer leurs négociations et améliorer les choses. Cela peut frustrer l’opinion publique, donner le sentiment que ces organisations ne se scandalisent pas à la hauteur de ce qui se passe.
Quelle est la bonne attitude à avoir? Comment peut-on faire pour changer le système? Finalement, je pense que tout est important, autant l’indignation, que la négociation ou la sanction, on peut utiliser toutes les formes d’action, tant que cela tend vers un mieux.
À votre avis, pourquoi cet événement plus que d’autres suscite- t-il autant de polémiques et de réactions?
Oui, on se demande parfois pourquoi s’attaquer plus à la coupe du monde au Qatar qu’à d’autres événements sportifs qui sont aussi scandaleux à plein de niveaux. Je dirai que cette coupe du monde accumule les scandales et cela fait date.
La corruption, l’aspect climatique, l’antisyndicalisme, le non-respect des droits humains, des droits sociaux, les LGBTphobies, l’esclavagisme, le nombre de morts… Tout cela s’additionne dans un pays où le capitalisme règne en maître.
Quel était l’objectif de la campagne #Qatarstrophe menée depuis novembre à Verviers et partout en Fédération Wallonie- Bruxelles?
Le message final de notre campagne, ce n’est pas de pousser les gens à boycotter la coupe du monde s’ils n’en ont pas l’envie, l’objectif principal n’est pas de dire au public quoi penser, mais au moins qu’il soit outillé pour pouvoir se positionner. Ce qui nous importe également, c’est de continuer à soutenir les travailleurs migrants partout dans le monde… et surtout en Belgique ! Car cette campagne met évidemment en lumière le fait qu’il y a aussi chez nous des travailleurs et travailleuses sans papiers complètement exploités, sans contrats ni possibilité de quitter le territoire. On peut attaquer certains pays, mais nos propres systèmes sont à remettre en question !
Le 18 décembre, vous proposerez d’ailleurs une action en hommage aux travailleurs migrants. Pouvez-vous nous en dire plus?
On garde encore la surprise sur ce qui va se passer concrètement. Il s’agira en tout cas d’une action symbolique qui se déroulera dans le centre de Verviers. Nous avons choisi la date du 18 décembre, car, ironie du sort, c’est à la fois la Journée nationale du Qatar et donc la finale de la coupe du monde, mais aussi la Journée internationale des migrants. On voulait donc marquer cette date par un moment d’hommage aux travailleurs migrants partout dans le monde.
Source : Amnesty International
Podcast
Un podcast qui donne la parole aux supportrices et aux supporters
Dans un des derniers épisodes du podcast "Les Pieds sur terre" de Radio France, plusieurs fans inconditionnels du ballon rond parlent du tiraillement ressenti face à cette Coupe du monde tant décriée…
On y entend par exemple Diandra, joueuse à l’EPPG, club historique du Pré-Saint- Gervais, en pleine réflexion sur ce qu’elle va décider de faire : "J’aime beaucoup le foot, mais je n’ai pas envie de donner ma vue au Qatar."
De son côté, Abou, le coach de l’équipe de Diandra, ne boycottera pas la Coupe du monde. Il veut assister à la dernière Coupe du monde de Benzema, Messi et Ronaldo.
Quant à Devan, Nantais de 31 ans habitant Paris, il s’est engagé auprès de ses amis à boycotter la compétition, et espère résister à l’appel des matchs.
Une demi-heure de reportage sans commentaire, sans point de vue donné sur ce que les personnes ont décidé de confier au micro.
L’épisode est à écouter sur Radio France ou n’importe quelle application de podcast.
"Ramener la coupe à la raison" est un reportage de Clémence Allezard et Clawdia Prolongeau | Réalisation : Somaya Dabbech.