En Belgique, l’année 2024 sera marquée par deux grandes journées électorales : la population en âge de voter sera appelée aux urnes le 9 juin pour les élections européennes, fédérales et régionales et, le 13 octobre, pour les élections communales et provinciales.

Ces élections seront cruciales, car elles baliseront notre devenir à un moment où toutes les crises se conjuguent: budgétaire, économique, géopolitique, climatique…

Dans une proportion croissante de pays européens, l’extrême droite est déjà au pouvoir ou bénéficie d’un soutien tacite.

Marine Le Pen a obtenu 41,5 % au second tour de la présidentielle française en 2022.

En Espagne, un pays où l’extrême droite restait jusqu’il y a peu marginale, le parti Vox participe désormais au pouvoir dans plusieurs régions, en coalition avec la droite classique du Parti populaire.

Et en Italie, la présidente de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, dirige le gouvernement depuis octobre 2022.

La Belgique n’est pas épargnée: un sondage publié le 1er mars 2024 par De Standaard place le Vlaams Belang, parti d’extrême droite flamand, à près de 28% des intentions de vote au nord du pays, loin devant la N-VA.

En Wallonie, un nouveau parti d’extrême droite tente de s’implanter, parrainé par le Vlaams Belang, par le Rassemblement national (RN) français et par le Parti pour la liberté (PVV) néerlandais.

Historiquement, l’extrême droite est définie comme une famille politique véhiculant une idéologie antidémocratique. Toutefois, les partis logés à cette enseigne se présentent aujourd’hui, dans leurs discours, comme les défenseurs et les promoteurs de la démocratie, s’offrant ainsi un visage "fréquentable".

Comment et pourquoi? Nous avons interviewé sur ces questions le politologue François Debras, spécialiste des discours extrémistes et complotistes. Il analyse l’appropriation du terme "démocratie" par les principaux partis d’extrême droite européens dans une logique nationaliste et identitaire.


INTERVIEW
Rencontre avec François Debras
, chercheur au Centre d’études Démocratie de la Faculté de Droit, de Science politique et de Criminologie de l’ULiège. En 2021, il a soutenu publiquement sa thèse de doctorat en sciences politiques et sociales intitulée "Le chant des sirènes : quand l’extrême droite parle de démocratie".



Présence: Le discours de l’extrême droite a changé depuis les années 90, vous parlez d’une dédiabolisation. Comment s’opère-t-elle et pourquoi?

François Debras: Dans les années 90, une législation se met en place en Belgique et en France contre l’incitation à la haine raciale, contre les différentes formes de discriminations et également contre le négationnisme. Pour ne pas être soumis à des sanctions ou à des amendes, pour gagner des électeurs·trices et siéger dans les instances de pouvoir, les discours d’extrême droite vont devoir évoluer.

À cette époque, Jean-Marie Le Pen avait par exemple des discours explicites sur la hiérarchisation des races. Par la suite, les discours ne seront plus empreints de racisme biologique, mais vont plutôt se concentrer sur les cultures et les religions, pour justifier la séparation, la distinction, le rejet.

L’extrême droite ne parle plus de races supérieures ou inférieures, mais distingue les individus "assimilables" et "non assimilables". De nouveaux thèmes apparaissent, l’extrême droite aborde désormais les droits LGBT, le droit des femmes, l’écologie.

Lorsque l’extrême droite parle d’écologie par exemple, elle ne se positionne pas par rapport aux pesticides ou aux produits néfastes, c’est par contre l’opportunité de rappeler l’importance de la production locale pour les locaux. Tous les discours tendent vers le nationalisme, sans que le mot ne soit jamais cité. Cela leur permet de rester dans l’implicite, d’avoir ce qu’on appelle des "discours gris", qui "préparent le terrain" à des discours de haine sans pour autant être juridiquement condamnables.

Quelles sont les idées qui caractérisent les partis d’extrême droite?

Les politologues se réfèrent généralement à trois éléments présents dans les discours, dans les programmes, pour caractériser d’extrême droite une personnalité ou un parti politique.

– L’inégalitarisme, ce qui revient à considérer qu’il y aurait une inégalité naturelle entre les êtres humains. Une logique que l’extrême droite pousse encore plus loin, en réduisant les personnes à certaines caractéristiques, en associant des cultures à des comportements. Le multiculturalisme, la diversité ne peuvent exister dans leur vision de la société.

– Le nationalisme. L’extrême droite considère que les problèmes viennent de l’extérieur. Il faudrait protéger la nation "pure" et "homogène", d’une part de "l’étranger·ère", mais aussi de toute ingérence supranationale, ce qui revient à être contre l’Union européenne, les traités et les accords économiques internationaux, etc.

– Le sécuritarisme, qui est un appel à plus de contrôle, plus de sécurité, plus d’armées, de polices, de frontières, etc.

On peut être nationaliste, ou dire qu’il y a un manque de financements de la police, et ne pas être d’extrême droite. C’est la combinaison de ces éléments qui permettent de la caractériser.

Peut-on dire que des idées d’extrême droite percolent dans les partis démocratiques?

Ce que j’ai énoncé avec ces trois facteurs, c’est le mode de fonctionnement "classique" de la science politique, mais effectivement, nous sommes aujourd’hui confronté·es à de nouveaux phénomènes. On voit d’autres partis politiques récupérer certaines thématiques issues de l’extrême droite et mobiliser un vocabulaire similaire.

Les mots ne sont pas une traduction du réel, mais une construction de celui-ci. Par exemple, les termes "vague migratoire" ou "crise de l’accueil" renvoient à un même phénomène, mais induisent un rapport très différent au monde et à l’autre.

"Crise de l’accueil" nous renvoie à nos responsabilités, au fait que nous ne nous donnons pas les moyens ou ne souhaitons pas accueillir des personnes. "Vague migratoire" laisse penser que les causes sont extérieures, qu’il faut se protéger, car nous pourrions être englouti·es.

De la même manière, les termes "ensauvagement", "islamisation", "grand remplacement", sont des mots que l’on peut entendre dans différents bords politiques, alors qu’ils ont une histoire liée à l’extrême droite.

Cela ne concerne d’ailleurs pas que les idées. En Belgique, rappelons- nous par exemple que la création des centres fermés, qui enferment des étranger·ères en situation irrégulière, est une proposition du Vlaams Blok (actuel Vlaams Belang) mise en place par d’autres partis politiques. Sans dire que tous les partis sont d’extrême droite, je pense qu’il est important de conscientiser d’où viennent ces termes, d’où viennent ces projets, de comprendre comment on en arrive à ce qu’ils deviennent acceptables.

Un autre terme important utilisé par l’extrême droite, c’est celui de la démocratie. 

Il y a cette idée latente que l’extrême droite serait par nature antidémocratique, ou opposée à la démocratie. Pourtant, effectivement, ces partis l’emploient régulièrement. Quand on analyse ce phénomène, on réalise qu’il s’agit plus d’un argument, employé essentiellement en période électorale ou face à la presse, il est très peu mobilisé lorsque ces partis siègent au sein des institutions ou rédigent des projets de loi.

Cet "argument démocratie" n’appelle pas à un réel projet de société. On peut entendre certaines personnalités d’extrême droite dire "je suis pour le débat démocratique avec mes opposants politiques, et vous journalistes qui me refusez ce droit êtes antidémocratiques", c’est la logique de l’inversion.

On encore "les ennemis de la démocratie, ce n’est pas nous, ce sont les étrangers, qui ne reconnaissent pas les droits des femmes, des LGBT", etc. L’extrême droite va utiliser la démocratie pour dénoncer ce que l’autre ne serait pas. Elle se présente en défenseuse de la démocratie, contre l’immigration. Elle continue donc de servir son idéologie sous couvert de ce vocabulaire.


1991, le "dimanche noir" Depuis 1991 et le "dimanche noir" qui vit le Vlaams Blok (l’ancêtre du Vlaams Belang) s’adjuger un premier succès historique, le cordon sanitaire politique et médiatique a réussi à cantonner l’extrême droite flamande à l’opposition. Mais il s’effrite.

Qu’est-ce que le cordon sanitaire? Est-ce que cela permet de faire barrage à l’extrême droite en Wallonie?

Le "cordon sanitaire" est une exception belge qui existe depuis plus de 30 ans et qui concerne principalement le sud du pays. Il a une portée sur le plan politique et exclut tout accord de gouvernement, de coalition, à n’importe quel niveau de pouvoir, avec l’extrême droite. Au niveau médiatique, la presse s’engage à ne pas donner la parole libre, en direct, à des représentant·es d’extrême droite ou à des partis considérés comme non démocratiques.

Il y a différents éléments qui permettent de justifier l’absence d’un parti d’extrême droite très structuré ou populaire en Wallonie, le cordon sanitaire en fait partie, car il a pour effet de diminuer sa visibilité. On peut aussi citer le manque d’une identité wallonne forte et la richesse du tissu associatif, culturel et syndical comme potentiels "facteurs barrage".

Attention, ça ne fait pas de la Belgique francophone une exception où il y aurait moins de racisme ou de haine de l’étranger·ère. Cela demande un travail perpétuel et quotidien de veille, de sensibilisation et de dénonciation. Il y a aussi en Belgique francophone des discours qui doivent éveiller notre attention.


CONFÉRENCE GESTICULÉE
Faut-il débattre avec l’extrême droite?



Dans sa conférence gesticulée "Moins con qu’un poisson, pourquoi ne faut-il pas débattre avec l’extrême droite?", Martin remet en question un outil incontournable de la démocratie. Peut-on débattre de tout ? Oui, mais peut-être pas avec n’importe qui…

Cette création liégeoise à la croisée entre discours, anecdotes et spectacle sera présentée au Centre culturel de Dison le vendredi 17 mai dans le cadre du Festival de résistance. Martin, membre du collectif "Les Chats errants", et participant au Front Antifasciste de Liège, évoque ce qui l’a conduit à développer cet argumentaire: "S’il suffisait d’aiguiser ses arguments pour convaincre n’importe qui de n’importe quoi, on vivrait sans doute dans un monde très différent. Dans le cadre de mon travail militant, j’ai pu constater que le débat est loin d’être un outil miraculeux politiquement parlant. Il y a une espèce d’impasse à essayer de s’adresser à des gens qui ont des visions du monde fondamentalement incompatibles".

Lutter contre le fascisme

Au sein du Front Antifasciste de Liège, le travail de lutte contre l’extrême droite s’opère de plusieurs manières. Sans surprise, le débat contradictoire ne fait pas partie des leviers d’action. "Le travail le plus visible, c’est celui de l’autodéfense, la réaction immédiate aux actions de l’extrême droite: empêcher un meeting ou des faits de violences dans la rue par exemple. Le second volet, c’est de construire par le travail d’éducation populaire une véritable culture antifasciste à Liège, de normaliser le fait que l’extrême droite n’est pas la bienvenue dans l’espace public, dans les médias, dans les associations…"

S’opposer pour un monde plus juste

Martin le rappelle, si la lutte antifasciste est une lutte "négative", qui se positionne "contre" quelque chose, elle porte un réel projet de société: "L’extrême droite se développe sur la misère, l’isolement, la peur, elle exploite les inégalités du monde pour se rendre respectable et pour progresser… Lutter contre cette idéologie, c’est défendre une société plus juste qui abat les rapports de domination." 

La métaphore du poisson et du pêcheur

"Moins con qu’un poisson…" à quoi se réfère cette métaphore dans le titre de la conférence? Martin explique: "Je l’ai empruntée à des analyses existantes, elle fait le lien avec cette idée que débattre avec un·e représentant·e de l’extrême droite, c’est se mettre dans la position d’un poisson qui mord plus ou moins volontairement à un hameçon et qui se fait mener par le pêcheur. Il faut accepter que le pêcheur soit un ennemi, qu’il n’y ait pas de dialogue cordial possible."

Débattre sur des socles communs

Pour Martin, il n’est pas question de jeter l’outil débat à la poubelle, au contraire, mais il sera réellement productif et utile à partir du moment ou les personnes en discussion partagent une vision du monde commune, et s’entendent sur la fonction du débat. "On ne peut pas s’engager dans une discussion politique sans se demander quels sont les objectifs de chacune des parties. Entamer un échange avec un tenant de l’extrême droite, c’est signer pour un débat profondément asymétrique. Dans notre milieu militant, on passe du temps à discuter, parfois à se bouffer le nez, tout en ayant une base de travail qui est admise et qui est très rarement remise en question. Un débat avec des personnes qui tiennent des positions sensiblement identiques, mais qui ont des expériences, des vécus, des points de vue différents sera toujours infiniment plus intéressant."

Moins con qu’un poisson (…) – Ve 17.05.24 → 19 h 30 – Centre culturel de Dison
Gratuit
www.ccdison.be | Facebook: FestivaldeRésistance


ACTUALITÉ
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