Chaque année, en novembre, les Centres culturels et les Bibliothèques de Dison et Verviers consacrent une série d’activités à la lecture et à l’écriture, regroupées dans le projet "Les Mots nous rassemblent".

L’objectif, souligner le rôle des mots dans la construction d’une société juste et égalitaire.

Voilà deux éditions que nous nous intéressons plus particulièrement à la thématique des "Mots voyageurs", des mots qui ont voyagé avant d’être considérés comme français puis partagés par tous·tes.

Toute langue vivante s’élabore, se renouvelle et s’enrichit sans cesse. La langue française n’échappe évidemment pas à cette règle.

En effet, la langue française, socle de notre culture, a été perpétuellement enrichie d’origines diverses.



À l’heure où l’Europe toute entière semble faire le choix du repli sur soi, ces mots voyageurs, ces mots migrants, nous montrent qu’il n’y a pas d’identité à préserver, mais bien des identités multiples à célébrer, sans barrières ni frontières.

Ces mots migrants, qui ont parfois l’air de bons vieux mots français, ouvrent nos imaginaires à la différence, ils nous rappellent sans cesse qu’ailleurs existe, que l’autre existe.

Les mots permettent de partager des idées, de présenter des opinions, de parler de sa culture et de son histoire, d’exprimer ses sentiments. En un mot, ils nous
rassemblent!

INTERVIEW
"On ne peut pas reconduire des mots à la frontière."

Conversation avec Marie Treps, linguiste nomade férue d’anthropologie, qui interroge avec sensibilité la créativité du langage, son histoire et ses évolutions. Linguiste et sémiologue, Marie Treps a publié une quinzaine d’ouvrages consacrés à la langue française. Elle donne des conférences, dirige des ateliers en France et sur la scène internationale, intervient à l’occasion dans la presse écrite et audiovisuelle.



Présence: En prélude à votre livre "Les Mots voyageurs: petite histoire du français venu d’ailleurs", vous posez la question question de comment parlerions-nous français aujourd’hui si nous n’étions pas un tantinet polyglottes? Qu’est-ce que cela signifie?

Marie Treps: D’abord que la langue française est une langue qui a été et qui est toujours en mouvement. Je ne suis pas moi-même très polyglotte et ne peux donc pas comparer avec d’autres langues, mais je peux dire que la langue française a été particulièrement accueillante. Elle n’a cessé, depuis le douzième siècle, c’est-à-dire quasiment à ses débuts, d’adopter des mots venus d’ailleurs.

Elle s’est enrichie, au bas mot, parce que ça continue et ça ne s’arrête jamais, de quelque trois mille mots empruntés à des langues très, très diverses.

Effectivement, on se doute que le français s’est nourri d’influences proches, qu’elle a absorbé bon nombre de mots anglais par exemple, mais d’autres brassages ou influences sont plus étonnants.

Les langues indo-européennes (NDLR : famille de langues comprenant celles parlées dans la majeure partie de l’Europe et dans les parties du monde colonisées
par les Européens), celles que parlent nos voisins, mais qui sont peu ou prou nos parentes, ont bien entendu été sollicitées.

Mais notre langue a en effet également accueilli, sans sourciller, des mots élevés par ses sœurs latines, avec lesquelles nous avons des accointances: l’italien, l’espagnol. Et puis par ses cousines germaines : la langue allemande, anglaise, néerlandaise, les langues scandinaves… Également les langues russes, tchèques et polonaises.

La langue française s’est aussi montrée hospitalière vis-à-vis des langues sémitiques comme l’arabe, les langues ouralo-altaïques (NDLR: superfamille de langues d’Eurasie) comme le turc, et les langues finno-ougriennes comme le hongrois. Nous avons aussi emprunté des mots chinois…

Ces mots ont été incorporés au français au gré de voyages, de contacts avec d’autres cultures, mais aussi parfois de conquêtes, de conflits et de rapports inégaux.
Il y a toutes sortes de circonstances qui permettent d’emprunter ou d’accueillir dans son vocabulaire des mots étrangers. On ne peut pas reconduire des
mots à la frontière. Il est remarquable de constater qu’une place a été faite à l’inconnu.

Le français s’exporte également et nourrit le vocabulaire d’autres pays.

La langue française est présente dans le monde entier. On s’aperçoit qu’un même mot emprunté au français aura des variantes selon qu’il est employé chez nos proches voisins ou à l’autre bout du monde. Au Japon par exemple, il y a pas mal d’expressions françaises, employées à une voyelle ou à une consonne près dans les enseignes, dans les rues. Des mots "appétissants" qui permettent de vendre ou de donner envie de rentrer dans un magasin. La mondialisation du français participe à son évolution permanente.

Même en France, on peut constater l’évolution de certains mots sous l’effet des accents dans telle ou telle région. En Belgique wallonne et en France, nous parlons la même langue, on pourrait parler de langues sœurs, mais il y a tout de même des différences, car elles ont poussé dans un autre terroir, ce sont les langues de peuples n’ont pas eu la même histoire. Je trouve cela passionnant.

Cela fait longtemps que vous vous engagez dans ce chemin de restitution de l’origine des mots, en quoi cela fait-il sens pour vous? Considérez-vous ce travail comme une certaine forme de militance?

Je pense qu’il s’agit au départ d’une sorte de curiosité pour les mots et le fait qu’ils évoluent en permanence. J’avais lu deux ouvrages d’Henriette Walter (linguiste
française ayant notamment écrit "L’aventure des mots français venus d’ailleurs"). J’avais envie d’explorer plus loin la thématique des mots voyageurs, et puis peut-être que cela me faisait voyager moi-même…

Je travaillais à l’époque à l’élaboration d’un dictionnaire élaboré par le CNRS "Le Trésor de la langue française", je dédiais mon temps aux mots et à les faire entrer dans des ouvrages, j’avais un appétit pour ce travail.

J’ai par exemple commencé avec le mot "chaise". On peut parler de quelque chose de charmant comme une chaise d’enfant, ou à l’opposé, une chaise
électrique. Je trouve fascinant de voir qu’un même mot participe à des univers totalement différents. Un mot simple et banal peut convoquer une quantité d’images. Une langue, c’est avant tout un univers mental.

On assiste actuellement à une banalisation des discours racistes et discriminants, avec toujours en ligne de mire une "identité nationale" à protéger. À cet égard, vos recherches sur la langue française tendent à un autre discours, à sortir de cette logique de "protection". Vous avez d’ailleurs plus récemment rédigé l’ouvrage "Maudits mots. La fabrique des insultes racistes."

"Maudits mots" est un inventaire raisonné des mots irraisonnables, les insultes xénophobes ou racistes. J’y développe les circonstances historiques dans
lesquelles ces désignations injurieuses ont été imaginées et perpétuées.

On observe effectivement depuis peu une libération de la parole raciste, "Maudits mots" met en perspective cette logorrhée malsaine, des plus insignifiantes aux plus outrageantes. Il y a par exemple des traces de l’antisémitisme dans le vocabulaire depuis le dixième ou onzième siècle.

Il y a des courants de pensée qui fabriquent des mots qui reflètent la haine, comme il y a des mots qui reflètent la bienveillance. Les mots reflètent l’histoire, l’histoire de la langue, mais aussi l’Histoire avec un grand H… ou avec une grande hache!

Admettre qu’il y a des mots racistes dans la langue française, c’est parfois difficile; or ces réalités sont fondamentales dans notre compréhension du monde. Avec un seul mot, on peut faire passer tout un climat, une dépréciation de l’autre.



QUELQUES MOTS VOYAGEURS

Avec ou sans sucre?

Le mot "sucre" est influencé par de nombreuses langues, dont l’arabe sukkar, le persan šekar et le sanscrit śárkarā (signifiant "gravier", "sable"),
dont le terme saccharose est également issu.

Les premiers voyageurs arabes ont ramené de leurs périples en Inde la canne à sucre. Avec le temps, ils sont devenus les précurseurs des premières sucreries
et raffineries de type industriel.

Sur plus de 4000 mots courants de la langue française, 5,1 % seraient d’origine arabe.

T’es parti avec ma femme, vieille canaille!

Le mot "canaille" vient de l’italien canaglia, cane: "chien", littéralement "troupe de chiens". Canaille a remplacé le mot français chiennaille.

Sur plus de 4000 mots courants de la langue française, 16,6 % seraient d’origine italienne.

Bande de petits chenapans, va!

Le mot "chenapan" vient de l’allemand schnapphahn, qui signifie "attraper un coq". Aujourd’hui, un chenapan n’est qu’un garnement. Autrefois, c’était un vagabond qui, poussé par la faim, attrapait quelques volailles.

Sur plus de 4000 mots courants de la langue française, 3,5 % seraient d’origine allemande.

Pita, ketchup salade tout!

S’il est emprunté à l’anglais, le mot "ketchup" apparaît en 1711, issu du malais kichap, lui-même venant du minnan (dialecte chinois), kê-chiap: "saumure de poisson".

Comme on peut le voir, la sauce qui fut commercialisée sous le nom Ketchup n’a donc plus aucun rapport avec le produit d’origine !

Je me suis perdu dans un champ de tulipes.

En 1554, à Istanbul, dans les jardins du sultan Soliman le Magnifique, un ambassadeur néerlandais s’émerveille devant l’abondance de narcisses, de jacinthes et de ces fleurs que les Turcs nomment tulipan, "turban". La forme de la fleur fait penser à celle d’un turban, n’est-ce pas?

J’peux pas j’ai kayak!

Kayak vient de l’inuit qajaq qui signifie "bateau homme", et désigne l’embarcation des Esquimaux utilisée pour la chasse et la pêche dans l’Arctique. Kayak est employé dans la langue française depuis près d’un siècle.

Source: "L’aventure des mots français venus d’ailleurs", Henriette Walter, Éd. Robert Laffont, 1997



EN LIEN
Festival "Les Mots nous rassemblent"
Du 20 au 29 novembre à Dison et Verviers

LECTURE
Heures du conte
– Me 20.11 et 27.11.24
→ 14h à 15h
– Bibliothèques de Verviers et de Dison

Deux mercredis de lecture de contes à la Bibliothèque de Verviers le 20.11 pour les 6-12 ans, à la Bibliothèque de Dison le 27.11 pour les 4-8 ans.
Gratuit. Jauge limitée. Sur réservation.

Bibliothèque de Verviers - 087 32 53 35 - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
Bibliothèque de Dison - 087 33 45 09 - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

JEU
Blind test littéraire
– Ve 22.11.24 → 20 h
– Centre culturel de Verviers - Espace Duesberg (Bd des Gérardchamps 7c)

Une soirée étonnante et ludique, où vous serez amené·es à reconnaître des passages de livres audio, des musiques de films adaptés d’un livre, des couvertures de romans… Gratuit. Inscription par équipe de 4 à 6 personnes.

Réservations: 087 39 30 60 ou Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. - www.ccverviers.be

ATELIER
Atelier écriture "Les mots voyageurs"
– Di 24.11.2024 → 14 h à 16 h
– Bibliothèque de Dison (Rue des Écoles, 2)

Parce que nous savons tous·tes parler, nous savons tous·tes écrire. Mais souvent, on l’ignore. Alors, étonnez-vous, venez libérer les mots qui sommeillent en vous.
Gratuit. Dès 16 ans. Sans prérequis, hormis l’usage élémentaire de la langue française.

Réservations : 087 33 41 81 ou Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. - www.ccdison.be

RENCONTRE
Scène ouverte aux associations
– Ve 29.11.24 → 10 h à 12 h
– Le Tremplin (Rue du Moulin, 8)

Un espace-temps bienveillant, ouvert aux expressions les plus variées. Travaux d’ateliers, impros, slam, chansons, poèmes, lectures… La scène est à vous!

Gratuit. 15 min/prestation
Infos : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Un projet des Centres culturels et des Bibliothèques de Dison et de Verviers.



Chaque année, la scène ouverte organisée dans le cadre du festival "Les Mots nous rassemblent" fait la part belle à la rencontre et au partage.