C’est quoi être blanc·he? Lorsqu’elle est posée, cette question entraîne presque systématiquement chez les personnes concernées des réactions similaires: de la surprise d’une part, un certain malaise d’autre part.
Personne n’a envie d’être défini sur le plan racial. Mais le choix n’est pas toujours donné, et surtout pas à n’importe qui: il est rare de devoir se définir racialement lorsqu’on est une personne blanche.
Pourtant, à la blanchité sont associé des avantages, qui ne sont jamais des privilèges en soi, mais bien par rapport aux personnes racisé·es: pouvoir se rassembler sans être accusé·es de communautarisme, allumer la télévision et voir des personnes blanches, pouvoir emménager dans n’importe quel quartier sans autre condition que la contrainte économique, ne pas avoir à parler au nom de son groupe racial lorsqu’on s’exprime…
Il est pénible de se penser comme blanc·hes, il est pénible de penser ses propres privilèges. Pour penser la blanchité et les privilèges qui y sont associés, Présence rencontre Estelle Depris, alias "Sans Blanc de Rien" sur Instagram. Un compte qui comptabilise aujourd’hui plus de 100 000 abonné·es. Consultante, conférencière et formatrice spécialisée sur les questions relatives aux discriminations raciales, elle a publié en septembre dernier un livre intitulé Mécanique du privilège blanc: Comment l’identifier et le déjouer? Nous avons profité de sa venue lors d’une rencontre autour de son livre au Centre culturel de Dison pour lui poser quelques questions.
INTERVIEW
"LE PRIVILÈGE BLANC VOUS OUVRE DES PORTES SANS QUE VOUS AYEZ BESOIN DE FRAPPER."
Estelle Depris
PRÉSENCE: Vous abordez un angle de militance qui n’était pas très présent, à savoir le déni des personnes blanches sur les questions de racisme, comment cet axe de travail est-il apparu dans votre approche et votre parcours?
Estelle Depris : Dans le cadre de mes études, j’avais pour projet avec plusieurs camarades de classe de réaliser un projet médiatique autour du racisme systémique en Belgique. Lorsque ce sujet était évoqué dans cette classe particulièrement homogène, tant au niveau social que racial, où nous n’étions que deux femmes racisées sur 60 élèves, très vite un mur de déni s’est érigé face à nous. Plusieurs personnes nous disaient par exemple que le racisme n’était plus aussi grave qu’avant, que c’était un problème dépassé, qu’il y avait des sujets bien plus importants à traiter dans la société actuelle… Ces réactions étaient une façon d’invalider la pertinence même du fait d’aborder ces questions.
Nous avons donc recentré notre projet sur le malaise, voire le rejet que provoque la question raciale chez les personnes blanches. Nous avons créé un podcast "Sans blanc de rien", une fiction documentaire sonore dans laquelle on suit les étapes d’une jeune femme blanche qui découvre ce qu’est le racisme systémique et ses propres biais racistes, couplé à des interventions d’experts et de militants. S’il n’y avait pas eu ces réactions épidermiques au sein de notre classe, nous ne nous serions peut-être jamais interrogées sur la blanchité.
Vous dites "arrêtons de faire semblant de ne pas voir le racisme". Qu’est-ce que nous ne voyons pas (ou peu) justement?
Nous sommes confronté·es depuis toujours à une vision très réductrice et simpliste du racisme. Il est perçu comme un fait moral, être raciste, c’est être une personne qui déteste les autres sur base de leur culture et de leur identité ethnico-raciale. Le racisme va bien plus loin que la haine en réalité, il n’est pas le fait d’une personne à l’esprit étriqué qui aurait décidé un jour d’en discriminer d’autres par manque d’éducation.
Dans son histoire, le racisme a toujours fait système. Ses racines sont profondes, il est le fruit d’une histoire coloniale et impériale qui a exploité les terres et les êtres humains. Le racisme est né pour pouvoir justifier et légitimer ces violences par les Européen·nes sur les autres continents.
Il y a une réelle ignorance, que je pense construite, sur l’histoire du racisme, ce qui permet de le faire perdurer aujourd’hui.
Certes, le racisme se manifeste dans les interactions entre les individus, avec des insultes ou des agressions, mais ce n’est qu’une de ses facettes, la partie émergée de l’iceberg. Il y a en fait une réelle mécanique de discriminations, tant institutionnelles (accès aux soins de santé, contrôle aux faciès par la police, etc.) que structurelles, c’est-à-dire tout ce qui façonne l’organisation de notre société. Que ce soit dans l’accès à l’emploi, au logement, à la manière dont les lois sont exécutées, on va retrouver des biais racistes et des discriminations. Par exemple, à compétences égales, on sait qu’une personne avec un nom à consonance étrangère à 30 % de chances en moins d’obtenir un entretien d’embauche.
"Le privilège blanc, c’est une carte magique qui vous facilite la vie sans que vous ne vous en rendiez compte…" pouvez- vous revenir sur le concept de privilège blanc, que signifie- t-il?
Parler des privilèges blancs, c’est finalement renverser le regard porté sur le racisme habituellement. Au lieu de se focaliser sur les discriminations subies par les personnes non-blanches et racisées, on regarde plutôt le groupe qui en tire des avantages. Le privilège blanc, c’est en quelque sorte la face passive du racisme. Même lorsque des personnes blanches se disent antiracistes, même si elles s’engagent pour plus de justice sociale, elles bénéficient inévitablement des discriminations actives envers les personnes racisées, et ce qu’elles le veuillent ou non. Simplement parce qu’elles constituent la norme majoritaire.
Vous expliquez que nous sommes tous et toutes racistes, que nous jouons tous·tes un rôle dans un système inégal, c’est une idée qui n’est pas toujours audible, pourquoi selon vous?
Si on se cantonne à la définition du racisme du dictionnaire, comme étant simplement le fait d’être hostile à une personne sur base de sa couleur de peau, évidemment que la plupart des personnes ne vont pas se reconnaître dans cette définition, et de façon d’ailleurs assez sincère, je crois.
Je pense que beaucoup de personnes peuvent se sentir diffamées lorsqu’on leur dit qu’elles ont des biais racistes, ou qu’elles ont tenu des propos racistes. Malheureusement, cela concentre l’attention sur leur sensibilité à cette remarque plutôt que sur les impacts provoqués par leurs actions.
L’objectif n’est pas de mettre les personnes blanches mal à l’aise, il ne s’agit pas ici de jugement moral. J’emploie le terme raciste comme un adjectif servant à décrire des faits, des propos, des actions. Cantonner le racisme à un trait de personnalité, c’est ce qui nous empêche justement de faire progresser l’antiracisme. Si les tabous liés aux privilèges blancs étaient levés, s’il n’y avait pas cette forme d’hypersensibilité à la simple évocation du racisme, nous irions plus vite vers l’égalité.
Vous dites "l’avenir sera antiraciste, et pas autrement", pouvez-vous commenter cette affirmation?
Sans aller trop loin dans la réflexion, je pense que l’avenir de notre planète est relié à l’oppression raciste, par exemple, les grandes usines mondiales se trouvent dans le global sud, l’occident, en tant que gros pollueur, fait peser une charge climatique sur ce même global sud. L’avenir sera antiraciste, car pour préserver la vie humaine, animale et biologique sur la planète, nous n’aurons simplement pas le choix de renverser ce rapport de domination.
Je n’impose pas une éducation antiraciste à toute la société. À travers mon compte Instagram, mes prises de paroles ou mon livre, j’invite les personnes désireuses de rejoindre nos luttes à s’outiller, à mieux comprendre la mécanique du racisme. Ce chemin de libération de l’oppression, nos ancêtres l’ont entamé il y a longtemps, il n’y a donc aucune raison qu’il s’arrête. Est-ce que ma génération aura l’occasion de connaître une société antiraciste? Je ne sais pas. Ce dont je suis convaincue, c’est que plus le système érige des barrières qui ont l’air insurmontables et difficiles, plus cela marque l’importance du combat que nous portons.
CHRONIQUE
ESTELLE DEPRIS INVITÉE À DISON PAR LA FACE B
Le jeudi 14 novembre dernier, le collectif antiraciste verviétois La Face B en collaboration avec le Centre culturel de Dison rencontraient Estelle Depris, connue pour son compte Instagram d’éducation antiraciste "Sans Blanc De Rien". Le public a pu dialoguer avec elle sur ces questions de racisme et de privilège blanc. Résumé des échanges et témoignages issus de la rencontre.
Lors de cette conférence participative, le public a pu prendre à tour de rôle la place de l’animateur·ice pour poser des questions à Estelle Depris, partager des réflexions, décrire des histoires personnelles et discuter de différents concepts. Une soirée riche en échanges, en émotions et en prise de conscience de l’impact du racisme dans des expériences personnelles et collectives, mais surtout, de ses privilèges en tant que personne blanche.
La soirée était rythmée par des témoignages assez marquants. Différentes personnes ont pris la parole, ont osé partager des événements poignants liés au racisme et se montrer vulnérables. Ces récits ont révélé la charge émotionnelle laissée par les actes et paroles racistes.
Le racisme a des conséquences, notamment sur l’identité et sur le psychisme des personnes qui le subissent. Estelle Depris parle alors de l’importance du soin communautaire en non-mixité pour panser ces blessures. Il s’agit de se retrouver entre personnes racisées pour partager ses expériences et guérir ensemble.
Ces témoignages ont également mis en lumière le problème de déracinement que peuvent ressentir les personnes issues de l’immigration. Iels décrivent cette impression de ne pas avoir leur place quelque part. Il y a alors une nécessité de redéfinir des espaces d’appartenance selon Estelle Depris, et d’imaginer des sociétés alternatives qui transcendent les oppressions systémiques. Les témoignant·es ont trouvé dans les propositions et solutions d’Estelle, d’intéressantes manières d’agir, de se prémunir des effets du racisme et de prendre soin les un·es des autres.
D’autres personnes sont intervenues pour parler de la blanchité et de ce privilège blanc. Une femme a avoué son ignorance face à son propre privilège, mais aussi de son angoisse à parler de racisme. Elle a reconnu sa participation involontaire au système raciste, tout en demandant des clés pour mieux agir. Ces interventions de personnes blanches ont montré une réelle envie d’agir, d’apprendre et de s’éduquer autour de ces questions.
L’introspection, l’écoute active et la reconnaissance de ses biais racistes en tant que personne blanche sont également essentielles à la libération des personnes racisées. Quand les personnes dominantes s’impliqueront activement dans la lutte antiraciste, quand il existera un dialogue entre personnes qui ne vivent pas les mêmes réalités, alors nous pourrons espérer un réel vivre ensemble.
Les échanges ont continué et se sont portés sur l’importance de l’éducation et du dialogue. En effet, certains ont souligné le manque d’éducation sur le racisme, regrettant l’insidiosité des préjugés inculqués dès l’enfance. Alors, comment essayer d’éduquer à son échelle et comment s’adresser aux racistes ou à celles et ceux qui ignorent leur propre racisme? Certaines personnes se sont alors exprimées sur la difficulté de la position de militant antiraciste, qui peut être perçu comme moralisateur ou lié à une forme d’extrémisme, ce qui décrédibilise parfois la lutte. Estelle Depris préconise alors une posture éducative basée sur les faits et des statistiques pour continuer à sensibiliser et à mettre à disposition du savoir. Cette soirée était aussi un réel espace d’éducation pour tous et toutes.
La conférence a offert des outils pour comprendre, agir et se préserver du racisme. Estelle Depris invite chacun et chacune à un engagement collectif et individuel, insistant sur l’éducation, la prise de conscience de ses privilèges, la solidarité, le soin communautaire, et l’imagination d’alternatives, pour créer un monde plus juste.
Quelques témoignages issus de cette rencontre:
“Il y aura toujours du racisme, car je serai toujours noir. Je ne me sens à ma place nulle part, ni lorsque je retourne au Sénégal, car on me considère “comme un blanc”, ni en Belgique. Heureusement, je suis entouré de personnes qui m’aiment pour qui je suis.”
“On ne naît pas raciste. Le racisme est insidieux, on entend des réflexions telles que “les étrangers viennent chez nous et prennent note travail, ils ont plein d’avantages par rapport aux Belges”... De fausses informations sont véhiculées, et il y a un réel manque d’éducation…”
“Cette rencontre réveille beaucoup de choses en moi, cela me renvoie à des souvenirs très durs, à des insultes racistes que j’ai reçues enfant, et que je que je revis à travers mon fils métisse. Encore aujourd’hui, c’est difficile d’avoir du recul, d’avoir les bons mots avec mon fils sans être trop débordé par l’émotion.”
“Je suis une femme blanche. Je ne m’étais jamais posé la question de ma couleur de peau jusqu’à ce soir. Parler de racisme, ça me procure une certaine angoisse. Instinctivement, j’aurais envie de dire “n’en parlons pas” et pourtant, il le faut! Je ne pense pas être raciste, mais je me rends compte que j’y participe sans doute sans m’en rendre compte, par manque de connaissances”
Article par E. Delhez
Réflexion
WHITE PRIVILEGE
À quel point êtes-vous privilégié·e? Vous reconnaissez-vous dans les affirmations suivantes? En 1988, lorsque la sociologue américaine Peggy MacIntosh utilise pour la première fois l’expression "white privilege" (privilège blanc) et qu’elle publie la liste ci-après, son objectif est de faire réaliser que les personnes blanches bénéficient de privilèges sociaux, sociétaux, politiques et économiques souvent sans même s’en rendre compte.
Et ces avantages hérités mettent les personnes blanches en position de domination ; à l’inverse des personnes non-blanches, sujettes aux discriminations. Dans ce test, le mot "race" est utilisé au sens de "race sociale", comme formulé par Peggy McIntosh. Estelle Depris précise son usage: "Bien sûr que nous sommes toutes et tous des êtres humains. Par contre, notre société a créé, dans son Histoire, des catégories qu’elle a définies sous terme de races pour hiérarchiser et diviser les groupes humains afin que les personnes perçues comme blanches puissent accéder à l’ensemble du pouvoir et puissent exploiter les personnes qui étaient vues comme inférieures."
– Je peux, si je le souhaite, m’arranger pour être la plupart du temps en compagnie de personnes de ma race.
– Je peux être à peu près certain·e que mes voisin·es de quartier sont soit neutres, soit aimables avec moi.
– Je peux faire mes courses seul·e la plupart du temps, en étant à peu près sûr·e que je ne vais pas être suivi·e ou harcelé·e.
– Je peux allumer la télé ou regarder la première page du journal et voir les gens de ma "race sociale" largement représentés.
– Quand on me parle de notre "civilisation", on sous-entend que ce sont les gens de la même couleur que moi qui l’ont bâti.
– Je peux être sûr·e qu’à l’école, mes enfants recevront un enseignement qui témoignera de l’existence de leur "race sociale".
– Je peux entrer dans un magasin de musique et y trouver représentée la musique de ma "race sociale", dans un supermarché et y trouver les aliments de base qui correspondent à mes traditions culturelles, chez un coiffeur et trouver quelqu’un pour me couper les cheveux.
– Je peux être sûr·e que mes enfants étudieront dans des manuels scolaires qui témoignent de l’existence de leur race.
– Je peux réussir dans une situation difficile sans qu’on dise que je fais l’honneur de ma race.
– On ne me demande jamais de parler au nom de toutes les personnes de mon groupe racial.
– Je peux critiquer notre gouvernement et dire que je redoute sa politique et ses décisions sans être considéré·e comme un·e étranger·ère.
– Je peux être sûr·e que si je demande à parler à "la personne responsable", j’aurai en face de moi une personne de ma race.
– Si un agent de la circulation m’interpelle ou si on vérifie ma déclaration d’impôts, je peux être sûr·e que ce contrôle n’est pas lié à ma race.
– Je peux être sûr·e que si j’ai besoin d’une aide juridique ou d’une aide médicale, ma race ne jouera pas contre moi.
– Je peux choisir du fond de teint ou des pansements de couleur "chair" qui correspondent plus ou moins à ma peau.
– Je peux jurer, m’habiller de seconde main ou ne pas répondre aux lettres, sans que l’on puisse attribuer ces choix à la mauvaise moralité, à la pauvreté ou à l’analphabétisme propres à ma race.
Alors, vous êtes-vous reconnu·es dans plusieurs de ces affirmations? Aviez-vous conscience de vos privilèges?
Source : RTBF, 21 septembre 2024